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estudios avanzados de la lengua francesa 1
4 novembre 2014

LES MODES: DEVOIR -POUVOIR

            Le mode se fixe en fonction des paramètres savoir/ne pas savoir, exister/ne pas exister et devoir épistémique / pouvoir épistémique[5] / paraître. Ces paramètres ne se combinent pas indifféremment, ni entre eux ni avec ceux du temps ; Le mode est d'une certaine manière conditionné par le temps, puisque le locuteur ne peut pas se représenter son savoir sur l'existence d'un procès qui a déjà eu lieu ou a lieu en ce moment de la même façon que pour un procès qui n'a pas encore eu lieu.

 

 

I.- Les modes dérivés du savoir.

 

            Le dénominateur commun aux modes dérivés du savoir est le suivant : le locuteur présente le procès comme unique. Le mode réel indique que le locuteur constate que le procès a existé ou existe. Le mode réalisable indique que le locuteur prévoit l'existence d'un procès dans l'avenir. Quant au mode irréel, il indique que le locuteur sait que le procès n'a pas existé ou n'existe pas.

            En utilisant le mode irréel, il donne à voir le procès comme imaginé puisqu'il le situe dans un cadre imaginaire ; comme nous le verrons, le mode irréel peut être porteur d'une atténuation à travers la parasynthèse devoir (déontique) + conditionnel.               

 

1) Mode réel

 

Lorsque le locuteur utilise devoir dans un énoncé au mode réel, il se présente comme sachant que le procès a eu lieu ou a lieu en ce moment. Nous observons alors deux valeurs possibles de devoir : devoir déontique[6] paraphrasables par : avoir l'obligation de (au passé composé ou au présent) + infinitif ; devoir (imparfait) temporel[7] paraphrasable par allait + infinitif, équivalant à l'usage temporel du conditionnel. Ce dernier est un emploi propre au récit, marquant l'effet de sens du « locuteur qui connaît la suite » (Dendale cité dans Haillet 2001).

 

            Ex. :

(1)   Sa mère étant malade, il a dû partir hier soir.

à Paraphrasable par : il a eu l'obligation de partir.DevoirD)

 

(2)   Avant de passer à table, on doit se laver les mains. (DevoirD)

à Paraphrasable par : on a l'obligation de se laver les mains.

 

(3)   En 1998, Pierre travaillait au Canada, deux ans plus tard, il devait revenir sur Paris, après avoir passé un an à Montpellier.

à Paraphrasable par : il allait revenir (devoirT)

 

On a généralement besoin du cotexte pour interpréter devoir comme déontique ou épistémique. En effet, dans l'exemple (1), rien ne nous empêcherait d'interpréter il a dû partir hier comme un devoirE (paraphrasable par : tout indique qu'il est parti hier).

 

2) Le mode Irréel

 

            Les énoncés au mode irréel sont porteurs d'une assertion sous-jacente[8], qui présente un changement de polarité accompagné de passé composé pour l'irréel antérieur et de présent pour l'irréel actuel. La structure type d'un énoncé au mode irréel est protase + apodose. Le locuteur crée, à travers une protase implicite ou explicite,  un cadre imaginaire antérieur ou actuel dont la mise en place correspond à la représentation du procès comme non réalisé.

                                  

            Le mode irréel indique que le locuteur se présente comme sachant que le procès n'a pas existé ou n'existe pas.

 

            Ex. :

 (4) Tu aurais dû te laver les mains, avant de passer à table.

            à Assertion sous-jacente : tu ne t'es pas lavé les mains + tu es passé à table + tu n'as pas fait ce qu'il fallait faire.

 

(5)   Tu ne devrais pas faire de grimaces à la dame.

à Assertion sous-jacente : tu fais des grimaces à la dame (+ tu ne fais pas ce qu'il faut).

 

Comme nous le verrons par la suite, ce cas d'absence de protase et de parasynthèse devoirD + conditionnel est une marque d'atténuation.

 

3) Mode réalisable

            Tout comme pour le réel et l'irréel, le mode réalisable suppose une opération relativement simple, en ce sens que le locuteur n'a pas de choix à réaliser.

            Le mode réalisable indique que le locuteur conçoit la réalisation du procès dans l'avenir, c'est-à-dire exclusivement dans le temps postérieur au NUNC. Il marque que le locuteur sait parfaitement que le référent du procès n'existe pas encore ; il présente le procès comme le résultat d'une prévision. Le fait de placer la réalisation du procès dans l'avenir lui ôte toute responsabilité vis-à-vis du dit – qui n'est ni vrai ni faux et hors de la réalité. Quel besoin pourrait-il avoir alors de l'atténuer ?

.

            3.1.- Mode à venir

L'expression espagnole « dar por hecho » (considérer comme si c'était fait) s'applique parfaitement au mode à venir qui indique que le locuteur se limite à considérer qu'il suffit que le temps passe pour que la réalisation du procès ait lieu. C'est le domaine du futur non épistémique. Lorsqu'il utilise le présent au lieu du futur, le locuteur donne à voir la réalisation du procès comme plus proche.

 

            Ex. :

(6)   Avec la grève des bus, demain on devra / doit prendre la voiture.

à Paraphrasable par : on aura l'obligation de prendre la voiture (devoirD)

 

3.2.- Mode potentiel

            Il indique que le locuteur sait que le procès n'existe pas encore et que sa réalisation dépend non seulement du passage du temps mais aussi de la réalisation d'une condition. La structure type de ces énoncés est : protase + apodose. Pour le potentiel, il y a une opération d'inférence simple « si A à B », sans confrontation avec d'autres conclusions possibles B', B'', etc. Nous remarquons une certaine gradation de l'hypothèse du potentiel :  de « moins » hypothétique à « plus » hypothétique présent + présent, présent + futur,  imparfait + conditionnel.

 

            Ex. :

(7)   Si demain la grêve continue, on devra / doit prendre la voiture.

à Paraphrase : on aura l'obligation de prendre la voiture (devoirD).

 

(7') Si demain la grêve continuait, on devrait prendre la voiture.

à Paraphrase : on aura l'obligation de prendre la voiture (devoirD).

 

Dans tous ces exemples, le locuteur pose un cadre imaginaire dans l'avenir qui permettra la réalisation du procès de l'apodose. Il est à remarquer que si devoir, dans un énoncé au mode potentiel, apparaît au conditionnel au lieu du futur, un effet de sens se superpose puisque devoir s'interprête plus facilement comme épistémique que comme déontique. Ce qui nous oblige alors à considérer l'existence d'une possible combinaison de mode potentiel et de mode probable.

 

 

II.- Les modes dérivés du ne pas savoir

 

Le locuteur ne sachant pas si le procès a existé, existe ou existera,  va soit emprunter le dire d'un autre (Mode apparent), soit faire un parcours mental de choix entre plusieurs hypothèses dont le résultat est une conclusion : conclusion qu'il peut privilégier parmi d'autres possibles (Mode possible) ou bien conclusion qu'il présente comme unique (Mode probable)[9]. Ces modes ne subissent pas les mêmes contraintes temporelles que les modes du SAVOIR (rappelons, par exemple, que le mode réel ne peut apparaître que dans un temps antérieur ou actuel, que le mode réalisable ne peut être envisagé que dans un temps postérieur, etc.) ; ainsi, un procès envisagé au mode probable, au mode possible ou au mode apparent peut être envisagé dans un temps antérieur, actuel ou postérieur.

           

            1.- Le mode probable

 

Les marques pouvant exprimer le mode probable sont : devoir épistémique et, futur épistémique. Les énoncés au mode probable ne sont paraphrasables que par : tout (m') indique que + passé(s)/présent/futur.

Comme le souligne Dendale : « le futur (épistémique) indique que la conclusion « s'impose immédiatement à l'esprit du locuteur sans que celui-ci ait à le confronter à d'autres hypothèses. Le locuteur peut utiliser le futur simple épistémique ou le futur antérieur épistémique. Ce dernier donne à voir le procès, sur lequel le locuteur émet une quasi-certitude, comme antérieur au moment de l'énonciation. La paraphrase pour le futur antérieur épistémique est : tout m'indique que + passé composé. Devoir, par contre, suppose tout un parcours mental avec recherche et confrontation d'hypothèses » (Dendale, 1994 : 33-34). La paraphrase pour devoirE est tout (m') indique + passé / présent / futur.

 

            Ex. : 

(8)   Tout était innondé, il avait dû pleuvoir pendant toute la nuit.

à Paraphrase : Tout m'indiquait qu'il avait plu.

 

(9)   Il devait être 10 heures, quand tu m'as téléphoné hier soir.

à Paraphrase : Tout m'indique qu'il était dix heures.

 

(10)         Il a dû rater son train, il n'est pas chez lui.

à Paraphrase : Tout m'indique qu'il a raté son train.

 

(11)         Tel que je le connais, il doit avoir pris le dernier train.

à Paraphrase : Tout m'indique qu'il a pris le dernier train.

 

(12)         Où est Pierre ? Il doit être à Paris.

à Paraphrasable : Tout indique qu'il est Paris.

 

(13)         Où est Pierre ? Il devrait être à Paris.

à Paraphrase : Tout m'indique qu'il est Paris.

           

(14)         Il devrait pleuvoir demain.

à Paraphrase : Tout m'indique qu'il pleuvra.

 

 

2) Mode possible

                       

            Tout comme pour le mode probable, avec le mode possible le locuteur indique qu'il ne sait pas si le procès a existé, existe ou existera mais que, d'après lui, il a des possibilités d'exister. Le parcours mental qu'il réalise est complexe, en ce sens qu'il effectue un choix entre plusieurs hypothèses, dont il en privilégie une, sans pour cela éliminer totalement les autres. Le procès au mode possible n'est paraphrasable que par : peut-être + temps du passé / présent / futur. La marque, par excellence, du mode possible est le verbe pouvoir à valeur épistémique.

 

            Ex. :

(15)         Il a peut-être dû quitter son pays.

à Paraphrase : Il a peut-être eu l'obligation de quitter son pays.

 

(16)          ? Il doit peut-être attendre Marie à l'aéroport, en ce moment.

à Paraphrase : Il a peut-être l'obligation d'attendre Marie

 

(17)         Il devra peut-être vendre sa maison.

à Paraphrase : il aura peut-être l'obligation de vendre sa maison.

 

Il est à remarquer dans les exemples (15), (16) et (17) que la marque de mode possible est l'adverbe peut-être. Ces exemples  présentent un devoir déontique.

 

3.- Le mode d'altérité[10]

 

Contrairement aux modes probable et possible il indique une opération d'emprunt,  de mise à distance. Le locuteur ne sait pas ou prétend ne pas savoir si  le procès a existé, existe ou existera ; il cite une autre source d'énonciation, il y a donc une attitude de non-engagement de sa part. Et en outre, il peut être plus ou moins d'accord avec les propos qu'il rapporte. Dans le mode d'altérité, le locuteur (L1) convoque une autre instance d'énonciation, un autre locuteur (L2) qui, lui, est responsable de l'assertion sous-jacente. Le procès est donc donné à voir comme non intégré à la réalité du locuteur. La paraphrase de tout énoncé au mode d'altérité est : paraît-il + passé composé / présent / futur[11].

 

Ex. :

(18) Selon X, le Président aurait dû / a dû / doit / devrait / devra partir au Mexique.

à Paraphrase : a eu / a / aura l'obligation de partir, paraît-il.

 

Nous ne développerons pas les exemples (18) étant donné qu'il peut y avoir une combinaison de modes – si devoir est interprété comme épistémique – où devoir ne marque pas le mode d'altérité. La marque d'altérité est portée soit par selon X, soit par le tiroir verbal conditionnel[12] soit par les deux.

 

            Après avoir situé devoir dans tous les modes nous allons nous centrer sur les cas où devoir constitue une marque d'atténuation.

 

. L'atténuation

           

La plupart des dictionnaires consultés s'accordent à définir les entrées atténuation et atténuer en termes similaires.        L'idée qui revient, dans toutes les définitions, est qu'on atténue afin d'amoindrir la violence ou la force de ce qui est dit. Il s'agit bien, en effet, de faire paraître « moins forte » une expression linguistique, mais non de la rendre « moins forte ». Retenir cette définition suppose deux considérations : d'une part, concevoir l'interaction langagière en terme d'efficacité – le terme interaction langagière le suggère déjà, et d'autre part, défendre l'idée selon laquelle l'atténuation est un artifice, une feinte, en définitive une stratégie du détour.

            Dès lors, l'atténuation consiste à produire un énoncé, mais un énoncé qui est en apparence inoffensif, c'est-à-dire non nuisible aux interlocuteurs.

Un énoncé qui met en évidence une mise à distance de la part du locuteur, d'une certaine manière : il se cache.

            Produire un énoncé c'est – selon les besoins – chercher à faire partager ou à imposer une certaine vision du monde, un certain système de croyance, voire même à faire agir l'autre, et cela en fonction d'une intention se trouvant à l'origine de tout acte d'énonciation.        Cela exige donc, de la part du locuteur, l'élaboration d'une stratégie discursive suffisamment efficace pour lui permettre d'atteindre son objectif. Afin que cette stratégie soit efficace, il doit être capable de prévoir les effets que son discours est susceptible d'avoir sur son/ses interlocuteur(s). L'idée défendue par Michel Meyer, dans son introduction à la Rhétorique d'Aristote, va dans ce sens :

 

           [...] convaincre, suppose que l'on connaisse ce qui met en branle le sujet auquel on s'adresse, c'est-à-dire ce qui le meut, ou plus exactement, l'émeut. (Introduction à la Rhétorique d'Aristote : 32)

 

Cette prédisposition détectée ou supposée chez l'interlocuteur, c'est ce que l'on nomme, en rhétorique, le pathos ou les passions[13]. Le locuteur désireux d'atteindre son objectif doit donc s'attacher à détecter ou à calculer le pathos de son interlocuteur ce qui, par la suite, lui permet de construire un discours adéquat, adapté. On se rend compte alors de ce que l'évaluation du pathos de l'interlocuteur suppose de contraignant pour le responsable de l'acte d'énonciation, dans l'élaboration de sa stratégie, car c'est en fonction de ces paramètres que le discours se construira. En effet, le locuteur aura tout intérêt à ménager son interlocuteur s'il veut obtenir de celui-ci une adhésion ou une réaction donnée. Cette prise en compte de l' « autre », de la part du locuteur, est spécialement présente dans l'atténuation. Plusieurs facteurs sont à l'origine de ce détour : c'est, par exemple et entre autres, la conscience de l'existence d'une hiérarchie sociale ou émotive, mais aussi, la connaissance préalable du degré de pression que l'interlocuteur est disposé à supporter. Recourir à l'atténuation peut aussi répondre au besoin ou au désir, de la part du locuteur, de projeter un ethos positif[14] d'individu respectueux, par exemple.

            L'atténuation est donc une feinte qui suppose une évaluation préalable, de la part du locuteur, de ce qui est susceptible de mouvoir ou d'émouvoir l'interlocuteur. C'est aussi faire paraître moindre l'intention tout en obtenant le même effet : il s'agit, en définitive, d'empêcher que le locuteur ne se sente agressé. Tout énoncé considéré comme atténuation est porteur de marques spécifiques. Dans le cadre de notre analyse sur devoir, nous partons du principe qu'à tout énoncé porteur de marques d'atténuation correspond une assertion sous-jacente qui constitue un argument orienté vers une conclusion, ce passage étant garanti par une doxa.

            Pour expliquer le procédé de l'atténuation, il faut se situer dans une perspective polyphonique puisqu'il y aura toujours plus d'une voix. D'une part, le locuteur se met à distance vis-à-vis de l'assertion sous-jacente et de la responsabilité de la conclusion visée, et d'autre part, il prétend éviter que l'interlocuteur ne lui attribue une image défavorable. En effet, à travers l'atténuation le locuteur fait tout pour éviter que son ethos ne soit perçu comme négatif par l'interlocuteur, ce qui aurait lieu si l'énoncé n'était pas atténué, ce qui le rendrait automatiquement susceptible d'être ressenti comme une agression.

            Nous avons limité notre réflexion aux marques d'atténuation portées par une parasynthèse devoirD+ conditionnel, et nous avons remarqué que la feinte avait lieu sur deux fronts : d'abord, le renvoi à une hyperdoxa convoquée par devoir déontique (quand on a l'obligation de faire quelque chose, on doit la faire), puis l'usage du tiroir verbal du conditionnel qui est désactualisant. Le tiroir verbal du conditionnel est désactualisant en ce sens qu'il marque que le procès n'appartient pas à la réalité du locuteur, qu'il n'est pas situé par rapport au moment de l'énonciation mais par rapport à un autre repère : par exemple, l'emploi temporel du conditionnel situe un procès postérieur par rapport à un autre qui, lui, est antérieur au moment de l'énonciation ( futur du passé, cf. ex. (3)), l'emploi potentiel du conditionnel situe un procès postérieur par rapport à un autre qui est, quant à lui, postérieur au moment de l'énonciation (ex. (7')), l'emploi d'altérité du conditionnel, pour sa part, marque le renvoi à une autre instance d'énonciation, à un autre locuteur, à une autre réalité.

 

Devoir atténuant : l'irréel

 

 

(4) Tu aurais dû te laver les mains avant de passer à table.

 

à ASJ1 : Tu n'as pas fait ce que tu devais faire.

à ASJ2 : tu ne t'es pas lavé les mains (+ tu es passé à table).

à Conclusion1 forcée : reproche à culpabilisation : Tu es coupable.

à Conclusion2 évitée : agression : Tu es un porc.

 

            Dans l'exemple 4), l'apodose au conditionnel donne à voir le procès en corrélation avec un cadre hypothétique mis en place par une protase implicite du type si tu avais fait ce que tu devais faire, à laquelle correspond une assertion sous-jacente(dorénavant ASJ1) au passé composé + changement de polarité,  implicite du type : tu n'as pas fait ce que tu devais faire. Le procès exprimé dans l'apodose est donc représenté comme non intégré à la réalité du locuteur puisqu'il est dépendant du cadre imaginaire mis en place par la protase. C'est un mécanisme de désactualisation et du coup l'énoncé n'a plus rien à voir avec la réalité du locuteur (non-maintenant).

 

 L'ASJ1 est à interpréter comme un argument orienté vers une conclusion C1 : reproche implicite du type : « tu es coupable ». Le passage de l'argument constitué par l'ASJ1 à la conclusion correspondante du type C1 : reproche est rendu possible par le renvoi à une hyperdoxa[15] : « quand on a la capacité[16] ou l'obligation de faire quelque chose, il faut le faire ».Tout énoncé, avec devoir + conditionnel en parasynthèse, produit au mode irréel antérieur, suppose le recours à une hyperdoxa sur laquelle le locuteur s'appuie pour formuler, par exemple, un reproche. Cette hyperdoxa est un savoir partagé entre locuteur et allocutaire(s). Du coup, il s'avère superflu de rappeler explicitement une protase du type « si x avait fait ce qu'il fallait qu'il fît », cadre imaginaire dans le passé dont la mise en place correspond à la représentation du procès comme non réalisé

 

            Cet énoncé  (exemple 4) présente, comme tout énoncé au mode irréel antérieur, une seconde   assertion sous-jacente, correspondant à l'apodose,  au passé composé + changement de polarité (dorénavant ASJ2) : tu ne t'es pas lavé les mains, qui permet d'argumenter vers une conclusion implicite, qui peut être ressentie comme une insulte, du type : « Tu es un porc ». Cette conclusion, pour des raisons évidentes ne peut être formulée explicitement. D'autre part, le passage de l'argument constitué par l'ASJà la conclusion correspondante du typeC2 : insulte (Tu es un porc) est rendu possible grâce à la convocation d'une doxa selon laquelle : pour répondre aux normes d'hygiène on se lave les mains avant de manger. Le locuteur ne se responsabilise ni des ASJ ni des enchaînements argumentatifs.

L'hyperdoxa « quand on a l'obligation de faire quelque chose, il faut le faire » régit la doxa « pour répondre aux normes d'hygiène, avant de passer à table il faut se laver les mains » qui, elle aussi, permet le passage d'argument à conclusion. Cela permet au locuteur de ne pas se présenter directement comme seul responsable de ce qui est dit  puisqu'il s'abrite derrière une norme sociale. En définitive, le locuteur se met doublement à distance, vis-à-vis des assertions sous-jacente, et donc des enchaînements argumentatifs.

Le fait d'utiliser une forme détournée avec devoirD + conditionnel passé, dont le locuteur est explicitement responsable, empêche l'interlocuteur d'inférer une conclusion du type insulte qui aurait pour effet, par exemple, de l'humilier, ce qui serait le cas si le locuteur exprimait la conclusion : « Tu es un porc ». Cette conclusion (C2) est donc bloquée, tandis que la conclusion du type C1 reproche qui a un possible effet de culpabilisation sur l'interlocuteur est plutôt forcée qu'évitée. L'irréel antérieur avec la parasynthèse devoirD + conditionnel passé sert donc, au moins, à atténuer un reproche et à rendre impossible la perception d'une agression : l'image de soi que présente le locuteur est, par là même, positive.

Au point de vue morphosyntaxique, il est donc habituel que ce type d'atténuation ne comporte pas de protase, parce qu'elle serait  redondante.

 

 

(5)Tu ne devrais pas faire de grimace à la dame.

ASJ1 : Tu fais ce qu'il ne faut pas faire.

ASJ2 : Tu fais des grimaces à la dame.

C1 reproche : culpabilisation

C2 agression : Tu es mal élevé

 

La différence formelle entre irréel antérieur et irréel actuel est que les assertions sous-jacentes correspondant à protase  + apodose ne sont plus passé composé + changement de polarité mais présent + changement de polarité. Le conditionnel présente le procès comme s'il n'avait pas lieu en ce moment ; devoirD renvoie à l'hyperdoxa qui permet d'inférer un reproche et à la doxa « pour répondre aux normes d'éducation ne fais pas de grimaces » qui permet d'inférer une agression.

 

 

            Pour résumer, l'irréel actuel fonctionne comme l'irréel antérieur, en ce sens que la protase crée un cadre imaginaire. Dans les exemples (4) et (5), nous n'avons envisagé que des locuteurs hiérarchiquement supérieurs à leurs allocutaires, du coup les conclusions forcées du type C1 constituent des reproches qui ont pour but une culpabilisation qui peut mener, en définitive, à un avertissement (la prochaine fois tu as intérêt à te les laver) ou à un ordre (arrête immédiatement tes grimaces). Si le locuteur était hiérarchiquement inférieur la même formule au mode irréel servirait pour en aboutir à un conseil, à l'expression d'un désir, etc...

 

            L'irréel actuel a recours – tout comme l'irréel antérieur – à la feinte du conditionnel, à l'absence de protase, à l'hyperdoxa portée par devoirD, en définitive à la mise à distance. La différence entre un irréel actuel et un irréel antérieur avec devoirD peut être la suivante : un fait passé est inchangeable, par contre un fait en cours est modifiable, du coup un irréel antérieur (ex. (4)) peut tendre à un avertissement du type « la prochaine fois agis différemment », alors qu'un irréel actuel (ex. (5))  a l'air de tendre à un ordre du type « agis différemment ».

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

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[1] De Vicente, E. ; Foullioux, C. (1996) : La conceptualisation du référent et le mode verbal en français, in Revista de Filología Francesa nº9, Servicio de publicaciones Universidad Complutense, Madrid, pp. 59-69.

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[2] Nous employons ce concept, tel qu'il est défini par O. Ducrot : « [...] j'entends par locuteur un être qui, dans le sens même de l'énoncé, est présenté comme son responsable, c'est-à-dire comme quelqu'un à qui l'on doit imputer la responsabilité de cet énoncé. » (Ducrot, 1984 : 195)

[3] Nous définissons le référent comme : l'image mentale que le locuteur se fait de l'action/l'état. L'énoncé comme l'expression linguistique de la représentation mentale que se fait le locuteur de l'univers (action /état).

[4] Nous n'allons pas aborder ici le mode fictionnel qui peut être introduit par des formes du type : « il était une fois » et par les usages fictionnels de l'imparfait, entre autres. Une des raisons qui nous mène à ne pas le traiter pour l'instant c'est que le point d'ancrage de la fiction n'est pas « temporel » avec le sens chronologique que nous employons pour la non-fiction. Le NUNC n'est plus le point de repère de l'énoncé. Du coup tout le système de temporalisation qui guide notre réflexion n'est plus valable pour le mode non-fictionnel.

 

[5] Dorénavant devoirE  et pouvoirE.

[6] Dorénavant devoirD

[7] Dorénavant devaitT.  Nous reprenons Dendale (1999) citant Kroning, qui attribue une valeur aléthique à cet usage temporel de devoir : « Notre définition sémantique de devoirA comprend [...] toute NECESSITE D'ETRE, qu'elle soit analytique ou synthétique, pourvu qu'elle soit véridicible ». (p.9)

[8] Ces énoncés n'admettent ni la paraphrase allait  + infinitif ,  ni les paraphrases  présent/passé composé  + paraît-il (mode d'altérité), tout indique que  + présent / passé composé / futur (mode probable), ni peut-être + présent / passé composé / futur  (mode possible).

[9] Dendale (1994 : 33) : les énoncés avec pouvoirE  sont « ouverts à d'autresconclusions » tandis que devoirE indique que « le locuteur en arrive à une conclusion unique ».

[10] Terme que nous empruntons à P. Haillet.

[11] Le mode apparent postérieur est rare, lorsqu'il n'a qu'une seule marque ce sera le conditionnel.

[12] Le conditionnel, en effet, peut marquer à lui tout seul le mode d'altérité en français (Haillet, 1998a).

[13] Les passions dont la description occupe la plus grande partie du Livre II de la Rhétorique d'Aristote sont au nombre de quatorze : la colère, le calme, l'audace, l'impudence, l'amour, la haine, l'indignation, l'envie, l'émulation, la compassion, la bienveillance et le mépris. Nous allons ainsi à l'encontre d'une autre conception du pathos, en l'occurrence celle de M. Dascal qui interprète Aristote de la manière suivante : « le pathos ou ensemble des émotions que l'orateur tente de susciter dans son auditoire » (« L'ethos dans l'argumentation : une approche pragma-rhétorique » in Images de soi dans le discours, p. 61). Nous adoptons, au contraire, la définition de Michel Meyer dans son introduction à la Rhétorique d'Aristote : « Le pathos est la disposition du sujet à être ceci ou cela,  » (p. 32) ou encore : « Le pathos est ce vers quoi tel ou tel homme tend naturellement, par disposition naturelle, ce pour quoi il est disponible et orienté. » (p. 33).

[14] Nous concevons l'ethos – linguistique – comme l'image que le locuteur donne à voir de lui-même à travers le choix des topoï. (cf. Tejedor : « Ethos, topoï et autocritique », à paraître)

[15] Nous employons le terme doxa ou hyperdoxa au sens de norme sociale communément admise. Nous utilisons le terme hyperdoxa puisqu'il s'agit d'une doxa qui en régit d'autres.

[16] Nous avons remarqué – quoique nous le traitions pas ici- que pouvoirD en parasynthèse au conditionnel  au mode irréel peut impliquer une conclusion du type reproche comme c'est le cas de l'exemple (4).

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